Une fillette de dix ans est assise sur un banc en bois. Sa mère lui murmure : « Sois patiente, ce sera magnifique. » Un instant plus tard, un craquement se fait entendre – et la violence la plus sophistiquée que l’humanité ait jamais appelée amour commence.

La pièce embaumait la poudre de riz et la fumée de lampe. Une femme en robe bleu foncé s’agenouilla et prit le petit pied de sa fille entre ses mains. Ses orteils étaient transparents, presque impalpables. Un à un, elle les replia vers la plante du pied, délicatement, comme on plie des pétales de fleur. Puis elle tira sur le bandage. Plus fort. Encore plus fort. La peau se craqua et l’odeur cuivrée du sang emplit l’air.

La fillette ne cria pas. Elle se mordit seulement la lèvre. On le lui avait appris : la douleur est le chemin de la beauté.

Ainsi naquit le lotus – non pas celui qui pousse dans l’eau, mais celui qui brise les os.

Dehors – de la soie, de l’encens, les rires d’hommes composant des poèmes sur les « pieds tendres ». Dedans – de la chair en décomposition et un silence éternel. Plus le pas est petit, plus il a de valeur. Plus la souffrance est grande, plus la femme est noble. On leur apprenait à être la grâce, prisonnières de la souffrance.

Et pourtant, il y a quelque chose d’étrangement moderne dans ce silence, n’est-ce pas ? On ne se bande plus les pieds – mais si je vous disais que les bandages ont simplement changé de matière ? Aujourd’hui, ils sont faits de matières brillantes, de filtres et de « j’aime ». Autrefois, les femmes se brisaient les os pour être désirables. Aujourd’hui, ce sont les lèvres, les pommettes, la taille. La seule différence, c’est l’odeur – maintenant, au lieu du sang, ça sent le plastique et le fond de teint.

J’ai vu une vieille photo : une rangée de jeunes filles, le corps drapé de soie, le visage de porcelaine. Mon amie m’a demandé :

« Pourquoi ont-elles supporté ça ? Elles n’auraient pas pu dire non ? »

« Si, j’ai répondu. Mais alors, elles n’étaient plus considérées comme des femmes. »

La liberté, lorsqu’elle est interdite, devient un luxe, plus terrible encore que la douleur.

J’ai lu des lettres de cette époque. Une femme écrivait à une amie : « Parfois, je défais mes bandages et je regarde mes pieds. Ils sont laids, mais ils sont à moi. Je rêve de marcher sur la terre, de sentir les cailloux, la douleur, la poussière. Tout ce qui est vivant.» Pour ces mots, on la traita de folle. Mais à cette époque, la folie était précisément synonyme de liberté.

Le monde applaudissait un idéal où la souffrance paraissait raffinée. Nous regardons ces photos avec horreur, oubliant que nous vivons nous-mêmes selon les mêmes lois – seul le décor a changé. Les mêmes phrases : « Sois patiente, ce sera beau.» Les mêmes regards, scrutant de la tête aux pieds. Les mêmes slogans de magazines promettant que l’amour n’est réservé qu’aux « parfaits ».

Quand la douleur devient normale, on cesse de l’entendre.

Je pense à cette jeune fille sur le banc. Peut-être, bien des années plus tard, a-t-elle enfin pris sa décision. Elle a défait ses bandages, touché le sol, senti la douleur lancinante – et pour la première fois, elle a compris que ce n’était pas de la faiblesse, mais la vie. Peut-être a-t-elle éclaté en sanglots, non de peur, mais de soulagement.

Les siècles ont passé. La Chine a abandonné le bandage des pieds. Mais le monde a-t-il abandonné l’idée même de contrainte ? Nous nous enveloppons encore d’attentes, plus subtiles, plus esthétiques, mais toujours les mêmes. Nous suivons des régimes, nous nous adaptons aux regards des autres, nous modifions notre apparence, par peur d’être « trop nous-mêmes ». Sauf que maintenant, les bandages ne sont plus à nos pieds, mais à nos esprits.

L’histoire se répète, non pas parce que nous n’avons pas tiré les leçons du passé, mais parce que nous voulons toujours être aimés. Être approuvés. Être beaux. Et si cela implique de souffrir un peu, nous acceptons encore.

Mais à chaque époque, naît une personne qui déchire le tissu de la tradition. Une fille, une femme, une personne qui dit : « Je ne souffrirai plus avec grâce. » Et à cet instant, un clic à peine audible. Ce même craquement. Sauf que maintenant, ce n’est plus un os, mais une chaîne.

Elle se lève. Ses pieds nus touchent le sol. La douleur est vive, réelle, authentique. Il n’y a là aucune soumission. Seulement du mouvement.

Et soudain, le monde se fige, ne la reconnaissant plus. Car pour la première fois depuis des siècles, une femme marche, non pour être aimée, mais pour s’aimer elle-même.

Et de nouveau – un craquement, puis le silence. Mais cette fois, ce son ne signifie plus un effondrement, mais une libération.

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