Quelques semaines plus tard, pourtant, il avait versé une petite fortune pour que sa maîtresse accouche d’un garçon dans une clinique privée.
Ce qu’il ignorait, c’est qu’en faisant cela, il refermait lui-même le piège dans lequel il finirait par s’enfermer pour toujours.
Ce matin-là, sous un ciel doré, la petite ville lumineuse de Rivière-sur-Mont s’éveillait doucement.
Dans son appartement du quartier des Amandiers, Nora avançait lentement, une main posée sur son ventre rond, prête à offrir la vie. Elle murmura à son enfant :
— « Tiens bon, ma petite… bientôt, je te verrai. »
Victor, lui, ne levait même plus les yeux. Depuis le début de la grossesse, l’homme doux qu’elle avait épousé avait disparu, remplacé par une ombre froide, nerveuse, presque étrangère.
Tout semblait l’irriter : son souffle, ses nuits agitées, ses gestes trop lents, son simple silence.

Une nuit, alors que Nora rangeait de minuscules vêtements, il avait lâché d’un ton sec :
— « Le mois prochain, tu iras accoucher chez tes parents, à Montbrun. Ici, ça me coûte trois fois plus cher. »
Elle avait laissé tomber la petite robe qu’elle tenait.
— « Victor… je suis à terme. Le trajet est long. Et si je… »
— « Tu tiendras. C’est tout. »
Deux jours plus tard, les yeux brûlants mais le menton levé, Nora monta dans le train pour Montbrun.
Sa mère, Madame Delmas, l’attendait sur le quai et l’enveloppa dans une étreinte protectrice.
Pendant ce temps, Victor courait vers Lina Marek, sa jeune assistante, persuadé qu’elle lui offrirait “son fils”. Il avait tout payé à la Clinique du Val-Blanc, convaincu de vivre un moment glorieux.
Le grand jour arriva. Il annonça partout la naissance de “son héritier”.
Mais quelques minutes plus tard, une infirmière vint le chercher pour signer les papiers.
Il traversa le couloir, gonflé d’orgueil…
… jusqu’à ce que la porte s’ouvre.
Son sourire se figea instantanément, pétrifié sous le choc.
Lina, épuisée, les yeux brillants de larmes, murmura d’une voix presque cassée :
— « Victor… c’est une fille. »
Le monde sembla basculer d’un degré.
La feuille glissa de ses doigts et tomba au sol comme un verdict silencieux.
L’infirmière lui tendit un minuscule bracelet rose.
Une preuve. Un rappel. Un coup de poignard.
À Montbrun, Nora vivait ses propres secousses.
Les contractions arrivaient comme des vagues qui veulent renverser un rivage trop fragile.
La maison sentait la lavande, les murs craquaient sous le poids de l’attente. Sa mère lui essuyait le front, répétant doucement :
— « Respire, mon ange… encore un peu. »
Et au cœur du tumulte, une larme roula sur la joue de Nora — non pas de douleur, mais de lucidité.
Un éclair dans la nuit : la vie qu’elle portait valait infiniment plus que l’amour de l’homme qui l’avait rejetée.
Quand le silence tomba enfin, quand la petite fut posée contre sa peau chaude, Nora sut que sa vie venait de se diviser en deux : avant, et après.
— « Bienvenue, ma douce… tu seras aimée. Je te le promets. »
Victor, lui, tremblait au volant de sa voiture, garée devant la clinique.
Il avait rêvé d’un fils.
La vie lui avait offert un miroir.
Et dans ce miroir, il ne voyait qu’un homme minuscule, guidé par son propre égo.
Il prit la route vers Montbrun non par amour, mais par orgueil blessé.
Quand il entra dans la maison de Madame Delmas, l’odeur de lavande lui donna presque la nausée.
La chambre était calme. Trop calme.
Nora, assise près de la fenêtre, berçait sa fille d’un geste tendre. Son regard se leva vers lui — un regard qu’il ne reconnut pas.
Ce n’était plus la femme docile qu’il pensait posséder.
C’était une mère. Une forteresse.
— « Victor… elle est née hier soir. »
Il s’approcha, lentement.
Mais en voyant l’enfant, quelque chose en lui se crispa.
Non pas de tendresse.
De peur.
La peur de ne pas savoir aimer.
Il tenta de reprendre le contrôle, comme toujours :
— « Tu aurais dû attendre… »
Et ce fut la phrase de trop.
Nora serra sa fille contre elle, et dans sa voix résonna une force nouvelle, implacable :
— « Nous ne t’attendons plus, Victor. Ni elle… ni moi. »
Sa mère derrière elle eut un sursaut : on aurait dit qu’elle venait de voir une femme fragile briser un cadenas d’acier à mains nues.
Victor ouvrit la bouche pour protester.
Mais aucun son n’en sortit.
Pour la première fois, il sentit non pas la puissance… mais la perte.
Une perte totale, irréversible.
Le piège venait de se refermer.
Et il en était l’unique auteur.