Vide de cris. Il y avait autre chose : une détermination froide, presque adulte. Ce genre de certitude ne naît pas en une nuit.
— J’ai pris ma décision, dit-elle en entrant dans ma chambre comme si elle lui appartenait déjà.
— La maison est à mon nom. Les papiers sont dans le tiroir du bas. Tu les y as mis toi-même. Tu t’en souviens ?
Je m’en souvenais. Trop bien.
À l’époque, c’était un geste d’amour. Une protection. Je voulais qu’elle sache qu’elle aurait toujours un foyer, quoi qu’il arrive. Je n’avais jamais imaginé que ce foyer pourrait un jour m’exclure, moi.
— Miranda… murmurai-je. Je suis ta mère.
Elle fronça légèrement les sourcils, comme si ce mot la blessait.

— Non. Tu es juste la femme qui a vécu avec moi.
La phrase tomba doucement. Sans violence. Et c’est précisément pour cela qu’elle me coupa le souffle.
Je m’assis sur le bord du lit. La pièce me sembla soudain étrangère. L’air pesait lourd.
— Qui t’a dit ça ? demandai-je à voix basse.
— Quelqu’un t’a parlé ?
Elle esquissa un sourire bref.
— La vérité finit toujours par remonter. J’ai trouvé les lettres de ma mère. Ma vraie mère.
Lila.
Ce prénom que je n’avais pas prononcé depuis treize ans. Non par peur, mais par respect. Par protection.
Miranda se tourna vers la fenêtre.
— Elle écrivait qu’elle voulait me reprendre. Que tu avais insisté pour l’adoption. Qu’elle était faible… après l’accident, après les médicaments, après tout.
Le monde se rétracta autour de ces mots.
— Je voulais te sauver, dis-je.
— Elle se détruisait, Miranda. Tu étais une enfant. Elle n’y arrivait plus.
— C’est toi qui en as décidé ainsi ? lança-t-elle en se retournant brusquement.
— Tu as décidé pour tout le monde.
Et là, la vérité m’a frappée. Parce qu’elle avait partiellement raison.
Oui, j’ai décidé. Parce que j’ai vu Lila disparaître lentement. Parce que je t’ai portée quand tu pleurais la nuit. Parce que les services sociaux voient des dossiers, pas des insomnies.
— Je ne t’ai jamais menti, dis-je doucement.
— Je n’ai simplement pas tout dit.
— C’est ça, mentir, répondit-elle calmement.
Le silence s’étira. L’horloge murale continuait de battre le temps. Celle que nous avions choisie ensemble quand elle avait dix ans.
— Je ne veux pas te haïr, finit-elle par dire.
— Mais j’ai besoin d’être seule. De comprendre qui je suis sans toi.
— Et si je pars… murmurais-je.
— C’est vraiment ce que tu veux ?
Elle hocha la tête. Sans hésiter.
Je fis ma valise lentement. L’essentiel seulement. Je laissai les photos. Les livres. Même la tasse fêlée qu’elle m’avait offerte à douze ans.
Arrivée à la porte, je m’arrêtai.
— Si un jour tu veux entendre toute la vérité…
— Je serai là.
— Je ne promets rien, répondit-elle.
La porte se referma sans bruit.
J’ai vécu chez une amie. Puis dans une petite chambre louée. J’ai appris à exister sans être « maman ». Sans horaires. Sans attentes. Par réflexe, il m’arrivait encore d’acheter le jus qu’elle aimait. Je le posais dans le réfrigérateur… puis je pleurais.
Deux ans ont passé.
Un soir, un message est arrivé. Court. Sans fioritures.
« On peut se voir ? »
Nous nous sommes retrouvées dans un café. Elle avait changé. Pas extérieurement. Intérieurement. Plus prudente. Plus fragile.
— J’étais en colère, dit-elle.
— Et j’avais besoin de quelqu’un à blâmer. Tu étais la plus proche.
Je me tus. Les explications auraient tout brisé.
— Je ne sais pas ce que tu représentes pour moi aujourd’hui, ajouta-t-elle.
— Mais je sais une chose : tu n’étais pas juste une femme qui vivait avec moi.
J’ai hoché la tête. Et c’était suffisant.
Parfois, l’amour ne consiste pas à être choisi.
Parfois, aimer, c’est savoir lâcher prise… même quand une partie de soi reste derrière une porte fermée.