Je n’aime pas prendre l’avion.
Encore moins depuis que je suis maman. Voyager seule avec un enfant de trois ans, c’est une aventure à chaque étape : les contrôles de sécurité, le sac rempli de jouets, les regards agacés dès qu’il rit trop fort ou pleure trop longtemps.

Ce jour-là, on prenait un vol Paris–Montréal. Huit heures dans les airs. Moi, mon petit garçon Léo, une tablette déchargée… et une inconnue assise à côté de nous.
Une femme d’une soixantaine d’années. Cheveux argentés attachés en chignon, lunettes épaisses, un pull beige parfaitement plié sur ses genoux. Très calme. Trop calme.
Mais ce qui m’a mise mal à l’aise dès les premières minutes, c’est qu’elle fixait Léo.
Les premières heures du vol
Je l’ai d’abord remarquée au décollage. Léo était collé au hublot, émerveillé. Il faisait de petits bruits d’étonnement. La dame, elle, le regardait intensément. Pas avec un sourire attendri, mais plutôt comme si… elle l’étudiait.
Et surtout, elle écrivait. Beaucoup.
Elle avait un vieux carnet à spirale, à moitié usé. À chaque fois que Léo riait, parlait ou même bougeait, elle notait quelque chose. Des lignes entières. En silence.
Je me suis tendue. Je l’ai observée du coin de l’œil pendant des heures, tentant d’ignorer l’inquiétude qui montait. Était-elle étrange ? Dangereuse ?
Avait-elle un problème ? Ou… était-ce juste moi, la mère trop protectrice ?
Un moment déroutant
À mi-vol, Léo s’est endormi. Sa tête sur mes genoux, ses petites mains serrant sa peluche. Et là, la femme a sorti une photo ancienne, usée sur les bords. Elle l’a posée doucement sur sa tablette, et a continué à écrire.
Mon cœur s’est mis à battre plus vite.
Je n’arrivais plus à me retenir. Je me suis penchée et, d’une voix un peu sèche, j’ai demandé :
— Vous écrivez sur mon fils ?
Elle m’a regardée. Pas surprise. Pas offensée non plus. Juste… triste.
— Oui, madame. Mais je vous dois une explication.
La vérité
Elle m’a tendu la photo.
C’était un petit garçon blond, à peu près du même âge que Léo. Même sourire espiègle, mêmes grands yeux brillants.
Elle m’a dit :
— Il s’appelait Arthur. Mon fils. Il est décédé il y a 37 ans.
Je ne l’ai jamais oublié. Et depuis, j’écris. Tout ce que je n’ai pas eu le temps de vivre avec lui.
Aujourd’hui, en regardant votre petit garçon, je l’ai revu. Pas physiquement, non. Mais dans l’énergie, la curiosité, la joie pure.
Et alors j’ai repris mon carnet. J’ai imaginé ce qu’Arthur aurait fait à cet âge-là. S’il avait pu vivre.
Je suis restée figée.
Sans voix.
Un lien inattendu
Elle n’a pas pleuré. Elle n’en avait pas besoin. Il y avait une telle douceur dans sa voix, une telle résignation paisible, que j’ai senti mes propres yeux se remplir de larmes.
— Je suis désolée si je vous ai inquiétée, ajouta-t-elle. Je ne voulais pas être intrusive. Je voulais simplement… remercier la vie, d’une certaine manière. Et me souvenir.
Je lui ai serré la main. Fort.
Et pendant le reste du vol, nous n’avons plus rien dit. Mais elle a continué à écrire. Et moi, j’ai tenu Léo un peu plus fort contre moi.
L’atterrissage
Juste avant de quitter l’avion, elle m’a tendu une page déchirée de son carnet.
— Ce n’est qu’un petit texte. Mais il est pour vous. Et pour lui.
Je ne l’ai lu que le soir, à l’hôtel.
Quelques lignes, manuscrites :
« Aujourd’hui, dans le siège 32A, j’ai vu la vie que j’avais rêvée. Pas à moi. Mais offerte à une autre maman. Et cela m’a suffi. Merci à cet enfant inconnu qui m’a ramenée, l’espace d’un vol, à mon fils. »
Depuis ce jour
Je ne connais pas son nom.
Je ne sais pas si je la reverrai un jour.
Mais à chaque fois que Léo rit, saute dans les flaques, dessine un bonhomme tordu… je pense à Arthur.
Et à une femme silencieuse, dans un avion, qui écrivait dans un vieux carnet pour ne pas oublier l’amour d’une vie trop courte.