Un silence étrange est tombé sur la chambre au moment où elle l’a dit.

Assise au bord du lit d’hôpital, Lisa tenait sa petite sœur nouveau-née contre elle. Le bébé était si minuscule qu’on aurait cru impossible qu’un enfant de quatre ans puisse la porter. Et pourtant, ses bras ne tremblaient presque pas. Elle la soutenait avec une attention grave, presque solennelle, comme si elle savait déjà que certaines choses ne doivent jamais tomber.

Elle portait une combinaison rouge trop grande pour elle, les cheveux attachés à la hâte. Une image d’enfance ordinaire. Sauf pour son regard. Il n’y avait ni excitation, ni jalousie, ni cette curiosité naïve que j’attendais. Seulement une concentration calme, dérangeante.

L’air sentait le désinfectant et la chaleur de la peau neuve. J’étais épuisée par l’accouchement, mais envahie par une gratitude immense. Pendant toute la grossesse, une seule peur m’avait accompagnée : comment Lisa allait-elle accepter sa sœur ? Aurait-elle l’impression d’être remplacée ?

En la voyant penchée sur le bébé, murmurant doucement, j’ai cru que toutes mes craintes étaient infondées.

Puis elle a parlé.

— Maintenant, j’ai quelqu’un, a-t-elle chuchoté.

Un sourire m’est venu, fragile, ému.

— Quelqu’un pour quoi, ma chérie ?

Elle n’a pas levé les yeux. Son regard restait fixé sur le visage paisible du bébé.

— Pour garder des secrets avec moi.

Un frisson glacé m’a traversé l’échine.

— Quels secrets ? ai-je demandé, en forçant un ton léger.

Elle a réfléchi une seconde, puis a répondu avec douceur :

— Ceux qu’on ne dit pas à papa.

Mon souffle s’est coupé.

— Pourquoi tu ne devrais pas les dire à papa ?

Cette fois, elle m’a regardée. Ses yeux étaient d’un sérieux presque adulte, sans trace de jeu ni d’imagination.

— Parce qu’il n’aime pas quand je pleure.

J’ai ri. Un rire nerveux, maladroit. Comme si mon corps cherchait une issue.

— Papa t’aime, tu sais. Il est juste fatigué parfois.

Lisa a secoué lentement la tête.

— Quand il est fatigué, il se tait, a-t-elle corrigé.
— Quand il ne m’aime pas, il parle tout bas.

La sage-femme s’est figée près de la porte. Je l’ai vu sans vraiment la regarder. Le silence était devenu trop dense.

— Qu’est-ce qu’il dit ? ai-je demandé.

Lisa s’est penchée vers le bébé et a murmuré quelque chose que je n’ai pas entendu.

— Je te le dirai plus tard, a-t-elle soufflé à sa sœur. Quand tu seras grande.

— Lisa… ai-je dit plus sèchement que je ne l’aurais voulu. Regarde-moi.

Elle a obéi aussitôt.

— Il dit que tu serais en colère si tu savais, a-t-elle expliqué calmement. Alors c’est notre secret.

Mon cœur battait si fort que j’avais l’impression qu’il remplissait toute la pièce.

— Quel secret ?

Elle a hésité, cherchant ses mots.

— Que je dois être sage… silencieuse. Toujours. Même quand ça fait mal.

J’ai fermé les yeux. Des images se sont imposées à moi, trop tard : Lisa qui ne réveille jamais personne. Lisa qui pleure sans bruit. Lisa qui s’excuse sans raison.

— Et si tu ne l’es pas ? ai-je murmuré.

Elle a baissé la tête.

— Alors, c’est de ma faute.

Cette phrase m’a frappée plus violemment qu’un cri. Parce qu’elle ne contenait ni peur ni colère. Seulement une conclusion apprise.

— Papa est gentil, a-t-elle ajouté vite, comme pour se rattraper. Il n’aime juste pas le bruit.

Puis elle a souri. Un vrai sourire d’enfant.

— Mais maintenant, j’ai une sœur, a-t-elle dit. Je vais lui apprendre à être gentille. Comme ça, il nous aimera toutes les deux.

Je les ai serrées contre moi sans penser aux fils, à la douleur, au reste du monde. À cet instant précis, une vérité m’a frappée avec une clarté terrifiante :

Le plus effrayant n’était pas ce que Lisa venait de dire.
Le plus effrayant, c’était depuis combien de temps elle se taisait.

Et le fait que je n’aie rien entendu.

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