Elles ne fuyaient pas pour la liberté, mais pour le droit de retrouver leur humanité.

Les femmes ont quitté la jungle à l’aube. L’air était lourd d’humidité et de peur. Leurs yeux ne reflétaient pas l’espoir, mais le vide, comme après une longue plongée en apnée. Elles marchaient pieds nus, comme si poser le pied à terre leur rappelait trop leurs débuts.

Au Cambodge, on leur avait promis du travail : un hôtel, une cuisine, un salaire décent. Un piège classique, trop simple pour s’en échapper. Lorsqu’on les a conduites à la maison, les portes se sont refermées avec un claquement sec. Puis vinrent de longues semaines sans matin ni soir. Seulement la lumière des lampes, l’odeur du cuir moisi et des voix étranges, toutes répétant la même chose : le silence.

Elles n’étaient pas des prisonnières, mais des marchandises. On les payait, on marchandait, comme des personnes sans nom. Parfois, un des gardes plaisantait : « Vous êtes libres. Essayez juste de vous enfuir. » Puis des rires déchiraient l’air, et le silence retombait sur elles.

Un jour, Linh, l’aînée, entendit le gardien s’enivrer et s’endormir près de la porte. Sa clé tomba par terre. Elle ne se souvient plus comment elle a pris sa décision. Elle se souvient seulement du bruit : du métal contre le béton. Et puis… la course. D’abord silencieuse, puis désespérée. Elle traîna la seconde, Mi, par la main, comme une enfant.

Quand elles sortirent de la maison en courant, la pluie leur fouettait le visage, comme pour effacer tout ce qu’elles leur avaient fait. Elles coururent pendant deux jours, se nourrissant de feuilles et d’eau des fossés. À un moment donné, elles crurent être suivies et se cachèrent dans les marais. Linh raconta plus tard que c’est là, pour la première fois depuis des mois, qu’elle sentit la terre – pas la sueur, pas le sang, mais la vraie terre, la terre vivante.

Mais un faux prétexte les attendait à la frontière. Elles furent arrêtées par des soldats. Des uniformes cambodgiens. Les mêmes visages, les mêmes regards indifférents. « D’où venez-vous ? » « Du Vietnam. » « Retournez d’où viennent vos maîtres. » Et de nouveau ce rire qui vous serre les entrailles.

Ils ont eu de la chance, cette fois-ci. Un soldat, très jeune, leur a dit doucement : « Courez avant qu’il ne soit trop tard. » Ils ont couru sans se retourner. C’est ainsi qu’ils ont atteint le côté vietnamien, où ils ont enfin été considérés comme des êtres humains, et non comme de la marchandise.

Aujourd’hui, ils racontent que des centaines de personnes sont restées là, dans ces maisons. Des filles, des femmes, certaines même avec des enfants. Et personne ne crie, car là-bas, les cris n’ont pas leur place. Ils ne parlent que par peur.

En écoutant leur récit, une question me tourmentait : comment est-il possible de réduire une autre personne à l’état d’ombre et de dormir paisiblement ? Le mal ne réside-t-il pas dans les monstres, mais seulement dans les êtres épuisés qui ont décidé que la souffrance d’autrui ne les concernait pas ?

Lin dit que chaque lever de soleil est désormais un miracle pour elle. Elle se réveille encore en sueur, cherchant la porte du regard. Et puis elle se souvient : la porte est ouverte. Et le soleil existe bel et bien, et n’est pas qu’un reflet dans une lampe au plafond.

J’y ai longtemps réfléchi. À cette liberté qui, parfois, ne ressemble pas à une victoire. C’est comme une cicatrice : ça fait mal, mais c’est la preuve qu’on a survécu.

Et maintenant, quand j’entends le mot « frontière », je ne pense plus à des lignes sur une carte. Je pense à deux femmes qui courent sous la pluie.

Car la véritable frontière n’est pas entre les pays. Elle est entre une personne et l’indifférence.

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