Ils traversèrent la mer de la Gambie à l’Espagne avec deux jerricans – et le voyage leur parut une folie furieuse, jusqu’à ce qu’ils réalisent que cette folie était leur seule chance.

Une vague glaciale s’abattit sur le flanc de la petite embarcation, et l’un d’eux, instinctivement, s’agrippa à la sangle du jerrican, comme à la dernière ancre du monde. L’odeur du sel et de l’humidité planait sur l’eau, le vent sifflait à leurs oreilles, et devant eux s’étendait l’obscurité, sans le moindre soutien ni la moindre plainte. Ils avaient quitté la Gambie en pleine nuit, sans carte, sans moyen de communication, sans plan de retour. Juste deux jerricans en plastique : l’un d’eau, l’autre d’essence. Rien de plus, pas même une pensée.

Cette nuit s’étira en trois. La mer s’apaisait parfois, puis se déchaînait soudainement, telle une bête changeant d’avis sur le calme. Alors que l’eau du jerrican commençait à manquer, ils se mirent à doser chaque gorgée avec la même précision, comme on savoure un joyau précieux. Parfois, l’un d’eux apercevait des lumières au loin – un navire, peut-être un mirage – et leur cœur s’emballait, avant de retrouver son rythme d’attente fébrile.

L’odeur d’essence imprégnait leurs doigts, et le volant, collant d’embruns, leur irritait les paumes. Ils se racontaient des histoires pour ne pas sombrer dans leur propre silence. Des histoires d’Espagne, d’un avenir qui semblait mythique, d’une vie où l’on pourrait rire sans même chercher à se cacher. Et chaque fois, ces récits étaient interrompus par la même question : était-il vrai qu’il y avait seulement une terre ferme au loin ?

Le deuxième jour, ils aperçurent la silhouette sombre d’un grand navire. L’un d’eux se leva d’un bond, agitant les bras, l’autre cria. Mais le navire passa – trop loin, trop silencieusement, comme si le monde n’avait aucune obligation envers l’espoir d’autrui. Ils restèrent assis en silence, écoutant le clapotis de l’eau et se demandant : un être humain pouvait-il être plus invisible qu’un point sur la toile infinie de l’océan ?

Quand l’essence vint à manquer, le bateau se retrouva à la merci du courant. Tout semblait perdu : plus de navigation, plus aucun mouvement, seulement l’attente. Mais ce n’était qu’une illusion. Le courant les tira lentement vers le nord, et à l’aube du troisième jour, ils aperçurent une lumière inhabituelle : ni celle d’un phare, ni celle d’un navire, mais celle d’une ville à l’horizon. Alors l’un d’eux murmura : « Ce n’est pas un mirage. C’est réel.»

Ils se mirent à ramer à bras, jusqu’à ce que leurs muscles les fassent souffrir, jusqu’à ce qu’ils aient la nausée, jusqu’à ce que le vertige les prenne. L’eau était lourde, comme épaisse. Quand leurs forces les abandonnèrent, ils se reposèrent et ramèrent de nouveau. C’était un dernier effort, sans technique ni calcul, juste de l’obstination.

« Tu crois qu’ils vont nous laisser entrer ?»

« Je pense qu’il faut d’abord le mériter.»

« On l’a déjà fait.»

« Oui… mais encore un peu.»

Lorsque le bateau atteignit la côte espagnole, ni foule ni musique ne les accueillirent. Quelques personnes sur le quai, visages indifférents, leurs yeux constatant simplement le fait : deux autres étaient arrivés. Et pourtant, c’était une victoire – sans éclat, sans bruit, mais silencieuse et authentique. Ils sautèrent sur le béton, les jambes tremblantes, la gorge nouée par le goût du sel et la fatigue. L’un d’eux regarda les jerricans vides, gisant à leurs pieds. Symbole d’un voyage déjà accompli.

Parfois, deux jerricans suffisent pour traverser la mer. Parfois, une seule décision. Parfois, la seule conviction que la terre existe au loin.

Et la vague froide continuait de s’abattre sur la coque de la petite embarcation…

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