Dans la ville, on le connaît comme un professeur discret, presque effacé.

Un homme qui parle doucement, qui marche droit, qui ne dérange jamais personne. Personne n’imaginerait qu’il cache un rituel étrange, un geste quotidien que nul ne comprend vraiment.
Chaque matin — avant même que le premier bus n’arrive — il quitte la maison avec son repas, son parapluie… et prend la direction de la rivière.

Arrivé au bord, il ne s’arrête pas.
Il entre dans l’eau.
Sans hésiter. Comme si quelqu’un l’y attendait.

Il fait cela depuis des années. Et presque personne ne sait pourquoi.

De loin, il semble normal. Trop normal. Pas un geste brusque, pas une ombre de folie. Mais dès que l’eau touche ses jambes, son expression se transforme. Ses yeux deviennent plus sombres, plus profonds, comme s’ils cherchaient un visage sous la surface.

Un jour, une femme l’a interpellé :

— Vous avez perdu quelque chose dans la rivière ?

Il a esquissé un sourire fragile, qui n’avait plus rien d’humain.
Un sourire de ceux qui savent que personne ne peut les comprendre.

— Oui, murmura-t-il. Mais ce n’est pas moi qui l’ai perdu.

La femme est partie, effrayée par cette réponse étrange.
Elle ignorait que la rivière savait plus qu’elle.

Autrefois, il prenait le bus pour aller au travail. Toujours avec son fils — un petit garçon au regard vif. Le trajet durait exactement quarante-sept minutes. Et pendant ces quarante-sept minutes, il racontait des histoires. Des villes suspendues dans les nuages. Des oiseaux capables de retenir les voix des enfants. Des navires qui n’avaient pas besoin de mer.

Ils s’asseyaient toujours au même endroit, à gauche, près de la fenêtre.

Un seul matin, ils ont eu neuf minutes de retard.
Neuf minutes.
Juste assez pour changer une vie en silence.

Ce qu’il se rappelle ensuite ressemble à un film brûlé :
Les cris.
Le crissement du métal.
L’odeur d’essence.
Et ce petit sac d’école avec la sangle arrachée, retrouvé sur l’asphalte.

La rivière était tout près.
Et elle fut plus rapide que lui.
Elle prit ce qu’il ne sut pas protéger.

Depuis ce jour-là, il n’est jamais remonté dans un autobus.
Et depuis ce jour-là, il revient, inlassablement, à la rivière.
Parce qu’une partie de son fils est restée ici — dans un reflet qu’il n’a jamais oublié.

C’est au printemps, plusieurs années après l’accident, que la première anomalie est apparue.
Des cercles sur l’eau.
Des cercles trop réguliers, trop silencieux, comme si quelque chose touchait la surface depuis l’intérieur.

Puis un matin, il a entendu un son.
Un souffle étouffé.
Un murmure à peine audible.
Un murmure qui prononçait son nom comme le ferait un enfant qui a peur de déranger.

Il n’a pas été effrayé.
La peur l’avait quitté le jour où son fils avait disparu.

Depuis, il pénètre dans l’eau chaque matin.
Et il écoute.
Parfois, il croit reconnaître une respiration.
Courte. Fragile. Mais humaine.

On dit que l’eau garde tout en mémoire.
Il espère qu’elle a gardé la voix de son enfant.

Mais ce matin… tout a basculé.

Quand il entra dans l’eau jusqu’à la taille, le courant s’immobilisa.
Pas une diminution.
Une immobilité totale.
Comme si le temps lui-même s’était arrêté pour respirer.

La surface devint lisse comme du verre.
Aucun souffle de vent.
Aucun bruit d’arbre.
Un silence si pesant qu’il semblait vivant.

Et puis il le vit.

Une tache lumineuse surgit au milieu de la rivière.
D’abord petite, puis grandissante, comme une lanterne allumée sous l’eau.
La lumière monta, se précisa… jusqu’à dessiner la silhouette d’un enfant.
Un enfant mince.
Léger.
Avec une main levée.

La même main que son fils levait toujours pour dire au revoir.

Le professeur sentit son cœur se briser sans bruit.
La lumière se pencha.
Un geste minuscule, timide, un geste qui n’appartient qu’aux enfants qui reconnaissent quelqu’un qu’ils aiment.

Alors il murmura, la voix tremblante :

— Je suis là. Je ne t’ai jamais quitté.

La lumière frissonna… et s’éteignit, engloutie par le courant soudain revenu.

Mais lui resta immobile, pieds ancrés dans la vase froide.

Parce qu’il savait maintenant :
La rivière n’est plus l’endroit où son fils est mort.
C’est le dernier endroit où il vit encore — dans un éclat, un souvenir, une brèche invisible que seul un cœur brisé peut percevoir.

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